Sham / Shem

Michel Gad Wolkowizc 

Sham / Shem

 

   Présence imposante en même temps que mise en abîme, brusque assourdissement du langage en même temps que dessein interne d’une parole dans le « mouvement en tournant du souffle », dont parle Paul Celan, « présent réminiscent » au devant son « passé anachronique » :
Ces deux importantes et magnifiques sculptures d’Ofer Lellouche, installées au Musée d’Israël à Jerusalem, procèdent d’un  véritable pictogramme de construction. Elles incarnent absolument la logique au plus haut d’un travail exemplairement rigoureux et radical et, en même temps que cet aboutissement, elles se campent comme une chose indépendante, voire étrangère, une évidence qui  aurait toujours été là, à l’origine même des mouvements tectoniques de cette terre qui a été constitutive en retour de sa formation. : sédimentation et création. Mémoire et traumatisme.
La fondamentalité de ces œuvres consiste, dans leur topique, en cette matière muette de la mémoire-matière de l’interlocuteur. Cette ouverture par l’œuvre appartient à cet epos invitant à ce dépassement de l’image par l’image et nous donne à nous représenter cette conception benjaminienne de la mémoire comme activité de fouille archéologique quand il déterre un corps et modifie ainsi la terre elle-même, le sol sédimenté portant en soi l’histoire de sa propre sédimentation – où giseraient les vestiges, trait après trait, couche après couche, retrait après effacement, l’archéologique conduisant là à un géologique qui est le temps propre d’un devenir de l’âme-fossile, une généalogie des lieux, des noms, des visages.
Le visage alors touche au mort et construit une sépulture des morts. Ofer travaille là où les mots font défaut et où, paraphrasant georges Steiner, nous leur avons fait défaut.
Non seulement le deuil se trouve alors temporalisé mais le monde lui-même se trouve agi d’une mobilité nouvelle, entre signification et signifiance, sillage des survivances ; l’abstraction ici s’avère davantage dans la nature du travail que dans la conception, ce qui insiste à en déterminer la singulière et puissante présence et la frappante beauté.
Fantômes et passions superposent des couches jusqu’au découvrement de l’image, dans le temps de sa métamorphose qui se ressouvient de l’intérieur, ou de son hallucination : ils modèlent la surface, expression d’une corporalité rendant sensible une puissance du souffle indistinct, la matière conservant son opacité concrète et l’organisation chorégraphique de l’espace.
 La « déchirure de l’image » trouble le représentable, produisant du sens, de la traduction et une énorme charge émotionnelle et spirituelle, et, de fragmentations en masses, nous amènent à concevoir la plasticité et l’intégrité de « l’animisme primitif », son œuvre restituant alors le pouvoir des ombres indistinctes et de leur vérité guerrière, une capacité à se laisser transformer en ces puissantes réminiscences transférentielles et de laisser produire en lui des Noms et alors dans sa mémoire son pouvoir de nommer à l’origine : gravure en mémoire, œuvre du figurable, d’une construction au cœur de l’intime, l’œuvre écrit l’inactuel lorsque le figurable est produit dans et par le langage qui voit.
L’événement de sens y est effet de désignification, la rencontre y appelant l’altérité interne dans le « doute sensible » (comme le nomme Weiszäcker, où l’art peut restituer, amplifier la pensée. « Les pierres importent moins que les souvenirs transmis par les pères », écrit Yerushalmi, « déliement de l’âme en remontant », selon l’expression de Walter Benjamin. Le présent est occupé à creuser au sein même du matériau primitif, l’épopée de la figure.
Les œuvres d’Ofer Lellouche « résistent, selon la formule de De Kooning, à toutes les interprétations et se transforment dans le même temps », une épreuve psychique rendant une langue inconnue disponible à l’acte des choses.
Décision.

Michel Gad. Wolkowicz
Psychanalyste A. P. F
Professeur de Psychopathologie Fondamentale
Universités de Paris, Tel Aviv, Glasgow.